C’est quoi le « ressentéisme » ?

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C’est quoi le « ressentéisme » ?

 

Au chapitre des maux et des mots post-COVID, on a vu passer le « Big quit », le « quiet quitting » et le « act your wage ». Voici le « ressentéisme ». Mais quel est donc ce fléau dont le magazine Fortune annonce qu’il est encore plus délétère que tous les « quitting » de la terre ? On passe le concept à la loupe !

Le ressenti et le ressentiment

Le terme de ressentéisme (resenteism en anglais) trouve ses origines profondes dans le latin sentio, auquel a été ajouté le préfixe re- au XIIè siècle pour donner « ressentir ». Dès ses débuts dans la langue, « ressentir » prend plusieurs sens :

  • Sentir ce que l’autre ressent (ce que l’on appellerait volontiers aujourd’hui l’empathie),
  • Faire l’expérience d’une émotion ou d’un sentiment, que ceux-ci soient agréables ou pénibles (ressentir de la joie, de la peur, de l’affection, de l’hostilité…),
  • Se considérer comme injurié·e,
  • Entretenir du dépit, de l’amertune ; en vouloir à quelqu’un, nourrir le désir de se venger de quelque chose…

C’est cette dernière acception que l’anglais retient en empruntant à partir du XIVè siècle le mot de vieux français pour construire son verbe « resent ». L’ensemble des dérivés garderont dans la langue de Shakespeare la trace de cette connotation maussade et rancunière. Tandis que le français va diviser la racine étymologique en deux familles lexicales distinctes : d’un côté, le ressenti pour toutes les choses des sens et des sentiments et de l’autre, le ressentiment qui renvoie à la désillusion, l’aigreur et la rancœur. La notion de « ressentéisme » qui nous intéresse se situe clairement de ce côté-là.

Le présentéisme bilieux

La presse anglosaxonne qualifie depuis plusieurs mois de « resenteists » ceux des salariés qui sont mécontents de leur situation professionnelle mais n’ont pas pris le train de la grande démission ni pris le parti d’en faire le minimum au taf. Non, eux, ils sont là, présents en présentiel, voire carrément présentéistes. Ils sont là et ils ne lâchent rien : comme s’ils cultivaient leurs irritants, récoltaient les preuves de leur mal-être et faisaient fructifier leur amertume. Ils râlent, ils boudent, ils empêchent les projets d’avancer, ils cassent les dynamiques des échanges, ils critiquent, ils accusent, ils reprochent. Ils jouent les cassandres, préférant porter l’accent sur les freins et les risques d’échec que sur les chances de réussir et les moyens d’y parvenir.

Leur mauvaise humeur est volontiers contagieuse : quand leur mine acariâtre et leur ton grognon ne suffisent pas en soi à plomber l’ambiance, ils savent attirer à eux tous ceux qui ont une bonne raison de ruminer. On sait où les trouver pour se plaindre de l’organisation naze de la boîte, pour pointer l’indigence du management, pour bitcher sur les postures et personnalités des un·e·s et des autres… De là à ce qu’ils constituent des clusters de montage de bourrichon, il n’y a qu’un pas.

La manifestation d’un risque psychosocial

De vrais semeurs de zizanie, les « resenteists » ? Des pervers pessimistes ? Des grincheux toxiques ? A moins qu’il s’agisse de personnes en alerte RPS ! Car derrière le portrait facile de l’emmerdeur de bureau, le ressentéiste cache un être en souffrance aiguë. Selon les psys du travail, c’est même une des manifestations annonciatrices d’un sévère burn-out.

Chez la personne resentéiste, toutes les fonctions latentes du travail sont dégradées :

  • La structure temporelle n’est plus une dynamique entre le temps professionnel et le temps pour soi mais un mur mal isolé qui, sous ses apparences de frontière, laisse passer les effluves d’une insatisfaction générale quant à l’état de la société et du monde.
  • La socialisation au travail n’est plus un terrain de convivialité et d’expérimentation de la relation avec des différents de soi, mais une zone de frustrations relationnelles ou d’alliances par défaut entre mécontents.
  • Le développement des compétences est restreint par l’abolition de l’optimisme nécessaire à l’apprentissage.
  • La construction identitaire par le travail est fortement gênée par le mépris que le travail inspire : oscillant entre refus d’appartenance (je vaux mieux que ce boulot) et péjoration de l’estime de soi (si je suis enfermé·e dans ce boulot de m***, c’est que je ne vaux pas grand-chose), le/la ressentéiste est atteint dans sa fierté professionnelle.
  • La flexibilité psychique est en panne : la grille de lecture dépréciative rend aveugle aux opportunités de changer de point de vue et de prendre en main sa relation au travail.

Peut-être êtes-vous en train de vous dire que vous avez déjà éprouvé ce type de mal-être au travail. C’est normal d’avoir de temps en temps des insatisfactions, de la mauvaise humeur et des pensées négatives à l’endroit de son travail. Mais quand tous les sentiments à l’égard du travail sont pessimistes et que cela dure, ce peut être le signe d’un épuisement professionnel ou d’un état dépressif en lien avec le travail.

Traiter le ressentéisme comme un enjeu du travail

Face au ressentéisme, il y a toutes les chances que nos biais cognitifs viennent orienter la lecture des faits du côté des stéréotypes (dans tel ou tel métier, ils sont particulièrement râleurs ; les vieux, ça se plaint tout le temps ; les jeunes, c’est jamais contents ; c’est très français finalement de ronchonner…) et des attributions à la personnalité (machin est dépressif de toute façon ; c’est quelqu’un de négatif, dans le fond ; c’est une frustrée ; c’est un élément toxique dans l’équipe…). Notre cerveau nous emmène par réflexe à ces endroits pour protéger notre équilibre psychique car le ressentéisme des un·e·s vient résonner avec notre propre vision et notre propre vécu du travail.

Et c’est bien sous cet angle-là que nous avons intérêt à aborder le ressentéisme pour ne pas le rejeter au titre d’une affaire de vilaine personnalité ni le subir comme un nouveau mal de l’évolution de la société face auquel nous n’aurions pas de pouvoir. Car ce que nous disent le ressentéisme, le quiet quitting et le big quit, entre autres phénomènes récents qui traversent le monde du travail, c’est que les collectifs de travail sont soumis à des effets d’atomisation qui projettent les individus dans des directions séparées, affaiblissant le collectif. Quelle est la cause, quel est l’effet ? Est-ce parce que les collectifs de travail ne répondent plus au besoin d’être soi & faire ensemble que les individus s’en détachent (voire s’y opposent) ou est-ce parce que les individus se détournent du collectif que celui-ci s’en trouve affaibli et par là-même moins en capacité de fédérer et d’engager ? Un débat digne de la poule et l’œuf ! Mais nul besoin de le trancher pour agir dès à présent de façon à rendre au « commun du travail » du sens, de la valeur et des dynamiques propices à l’équilibre de chacun·e et à la coopération.

Marie Donzel, pour le webmagazine Octave

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