Le demi-tour numérique : Quand le digital oblige les entreprises à innover à l’envers

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Le demi-tour numérique : Quand le digital
oblige les entreprises à innover à l’envers

 

Article rédigé par Thomas Houy, pour le webmagazine Octave

Le numérique transforme radicalement l’environnement dans lequel évoluent les entreprises. Les économistes diraient que le digital change la donne car il affecte directement la fonction de consommation des ménages et la fonction de production des entreprises. Avec Internet, nous ne consommons en effet plus de la même façon. Et nous ne produisons plus de la même façon.

Si cette évolution du contexte économique se caractérisait par une forme de lenteur, les entreprises pourraient ajuster leurs pratiques professionnelles progressivement en les faisant évoluer par l’apprentissage régulier de nouvelles méthodes. Malheureusement ou heureusement (il ne s’agit pas là d’en juger), le rythme effréné des bouleversements à l’oeuvre ne leur en laisse pas la possibilité.

Les entreprises ne doivent plus apprendre de nouvelles méthodes de création et de conception pour améliorer la performance de leur organisation. Elles doivent désapprendre et opérer leur révolution copernicienne. Elles doivent exécuter un retournement complet des processus sur lesquels elles s’appuient pour penser, concevoir, produire et livrer leurs innovations.
Décryptage de ce phénomène avec un extrait du livre « Le demi-tour numérique ».

Persister ?

L’abnégation est une qualité fréquemment attribuée aux entrepreneurs. Leur détermination sans faille serait un atout pour surmonter les nombreux obstacles auxquels ils font face tout au long de leur épopée entrepreneuriale. Cette image donnée aux entrepreneurs, caractérisée par une forme combinée de résilience et de pugnacité, crée un imaginaire sur la manière avec laquelle les créateurs d’entreprises prennent leurs décisions stratégiques. Les entrepreneurs devant tenir le cap, l’impression la plus répandue est qu’ils font preuve d’une constance à toute épreuve, notamment en ne changeant rien à la proposition de valeur à laquelle ils ont toujours cru dès le début de l’aventure. Ils ne dévieraient pas et tiendraient bon, envers et contre tous les éventuels signaux de marché défavorables. Le marché comprendra bien un jour. Le marché reconnaîtra notamment les plus vaillants, c’est-à-dire ceux qui auront résisté le plus longtemps.

Dans le monde numérique, loin d’être une qualité, la persistance des innovateurs peut rapidement devenir un défaut. Les décisions stratégiques se fondent sur une analyse approfondie des métriques de l’entreprise. Si les données imposent un changement de stratégie, il convient de suivre les orientations suggérées par les chiffres. Sans propension à l’écoute du marché et une aptitude à modifier ses choix à l’aune des retours clients, l’innovateur du numérique risque de transformer sa détermination en acharnement inopportun. Les grands succès du numérique nous montrent combien il est indispensable de savoir modifier sa proposition de valeur, parfois même radicalement. A titre d’exemple, Youtube a été initialement pensé comme un site de rencontre. Plutôt que d’écrire un profil, les célibataires pouvaient télécharger une vidéo pour se présenter dans un format plus fluide et visuel.
Avec cette promesse, l’acquisition client et la rétention de la plateforme étaient très mauvaises. Youtube décida donc de faire pivoter sa proposition de valeur en acceptant tous les types de vidéos. Loin d’être un site de rencontre, Youtube est aujourd’hui le plus grand média du Web.

A l’origine, Flickr était un jeu en ligne massivement multijoueur. Ce site récréatif s’intitulait Game Neverending. L’idée était de proposer aux internautes un divertissement mêlant le réel et le virtuel. Pour gagner des points sur la plateforme, les joueurs devaient se déplacer physiquement dans des endroits réels et attester de leur présence en prenant des photos et en les partageant sur le site. En observant les métriques associées à son site, le fondateur observa que la fonctionnalité « échange de photos » était détournée. Les joueurs n’utilisaient pas cette option pour gagner des points dans le jeu mais pour s’échanger simplement et très directement des photos. Il décida alors de faire pivoter son site. Il en fera le plus grand site d’échanges de photos du Web : Flickr.

Android était au départ un logiciel conçu pour être embarqué sur les appareils photos. Ce dispositif devait offrir aux photographes la possibilité de poster plus facilement leurs réalisations sur Internet, directement à partir de leurs appareils photos. Au même moment, les téléphones se sont imposés comme l’équipement favori des consommateurs pour prendre des photos.
Android a ainsi dû migrer sur les téléphones. Ce changement lui a permis de proposer un nombre bien plus étendu de services sur ce nouvel équipement. Android est désormais l’un des deux leaders des systèmes d’exploitation sur smartphones.

Yelp est également une entreprise qui a opéré un changement brutal de stratégie sur sa proposition de valeur. Originellement, l’entreprise proposait un service d’e-mailing permettant à chaque internaute de demander plus facilement à ses amis des conseils sur n’importe quel sujet. Les données associées à ce service pensé autour du mail révélèrent un intérêt limité des consommateurs.
Yelp a alors fait tourner sa promesse et s’est positionné comme une plateforme de notation des lieux fréquentés par du public. Des dizaines de millions d’internautes y postent désormais leurs impressions sur les restaurants et les bars, de manière à les partager avec ceux qui souhaitent les lire avant de s’y rendre.

Groupon, Instagram, Pinterest sont d’autres exemples de projets numériques ayant connu un succès fulgurant après avoir changé radicalement leur positionnement et leur vision de leur produit. L’une des grandes qualités des innovateurs du numérique consiste en une forme d’humilité face au marché. Personne ne peut avoir raison devant le marché. Il convient donc d’ajuster en permanence sa proposition de valeur aux désirs imprévisibles et changeants du marché. Cette injonction au changement n’est pas conciliable avec l’image souvent donnée des innovateurs insoumis et entêtés.
Innover à l’envers avec le numérique, c’est arrêter de préjuger de la supériorité de son intention sur les attentes du marché. Les entrepreneurs numériques ne doivent pas chercher à éduquer les consommateurs, espérer créer un besoin encore inexistant à date ou attendre que les clients comprennent enfin la pertinence de leurs innovations. Ils doivent ajuster leur proposition de valeur aux aspirations du marché, la faire tourner sans cesse, la faire évoluer significativement voire drastiquement, pour atteindre le point de rencontre entre leur innovation et la demande.

Pour en savoir plus sur le livre de Thomas Houy, rendez-vous sur www.ledemitournumerique.com


Thomas Houy est Maître de Conférences en Management à Télécom ParisTech. Il est le titulaire de la Chaire Entrepreneuriat Numérique Etudiant (CENE) signée entre LVMH et Télécom ParisTech. Il est également co-responsable du Master « Innovation et Transformation Numérique » créé en partenariat entre Sciences Po Paris et Télécom ParisTech. Il enseigne la stratégie d’entreprise et l’entrepreneuriat. Ses recherches intègrent des considérations sur la transformation digitale des entreprises et il porte une attention particulière aux trajectoires de disruption des marchés par le numérique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles scientifiques sur ces sujets. Il intervient également à l’Essec et à l’Université Paris-Dauphine. Il est l’animateur des cycles de conférences « Lunch & Learn » pour Les Echos Formation.

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