La « paresse sociale », un phénomène générationnel ?

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La « paresse sociale », un phénomène générationnel ?


La « paresse sociale », un phénomène générationnel ?

On appelle « paresse sociale » la tendance qu’aurait les individus à en faire moins quand ils sont évalués collectivement qu’ils ne fourniraient d’efforts s’ils étaient évalués individuellement.

Cela vous rappelle cette histoire du groupe de travail en classe de 5è où il y avait toujours un parasite de service pour se tourner les pouces tout en profitant de la bonne note obtenue grâce au travail du reste du groupe ? Souvenir amer, pour la plupart d’entre nous. Et pour cause, la « paresse sociale » est sans doute la peur qui fait le plus fortement obstacle à l’adhésion au travail coopératif.

Mais est-ce que c’est un phénomène générationnel ? Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils davantage tentés par la paresse sociale (puisqu’on dit que c’est une génération particulièrement individualiste) ou bien plutôt moins que leurs aînés (puisqu’on dit aussi que c’est une génération qui ne jure que par le team spirit) ?

D’abord, c’est quoi la « paresse sociale » ?

L’idée de « paresse sociale » nait à la fin du XIXè siècle avec les travaux de l’ingénieur agronome Maximilien Ringelmann, dans le cadre de ses recherches sur les « machines animées ». Si, si, c’est ainsi qu’il désigne les bêtes de trait… Et les travailleurs ! Son intuition est que tout individu, quelle que soit son espèce, fournit moins d’efforts dans une tâche qu’il accomplit avec d’autres que dans une tâche qu’il accomplit seul.

Pour le vérifier, il fait tirer des charges à des bœufs. Bingo ! Quand la bête doit se traîner une cariole pleine en solo, elle s’élance comme une brute. Mais quand la même cariole est tirée par un attelage de plusieurs bêtes, chacune y va plus mollo.

Ce qui vaut pour les bœufs se vérifie-t-il aussi pour les humains ? Pour le savoir, Ringelmann mesure la force que mettent des hommes au tir à la corde selon qu’ils sont seuls à tirer, à deux, à trois, etc. jusqu’à 8. Misère de misère : plus le collectif de tireurs est important, moins les efforts individuels sont puissants.

80 ans après l’agronome Ringlemann, le psychosociologue Bibb Latané effectue de nouvelles expériences sur les comportements individuels au sein des collectifs et établit que lorsqu’une personne réalise une tâche avec une autre personne, elle est à 82% de l’effort qu’elle produirait si elle était seule à la réaliser et que si elle est entourée de quatre autres personnes, ce niveau tombe à 74%. C’est Latané qui donne à ce phénomène le nom de « paresse sociale », en remplacement de ce que Ford appelait la « flânerie ouvrière ».

Des âmes de passager clandestin ?

Est-ce à dire que nous serions toutes et tous des profiteurs de l’effort collectif ? Que notre tempérament profond nous pousserait à nous reposer sur le groupe pour en faire moins que ce dont nous sommes capables ? Que dans le fond de la galère, nous serions un peu du genre « passager clandestin » à ramer mollement – voire à faire semblant de ramer — en comptant sur les autres pour faire avancer le navire ?

La notion même de « paresse sociale », avec son petit accent moral contenu, invite effectivement à se méfier du vilain parmi nous (et en chacun de nous ?) qui prendrait le principe de coopération pour une chaise longue où se détendre en attendant que le boulot se fasse.

Allez, avouez que vous vous êtes déjà dit que ça vous gonflait de vous défoncer pour le collectif si c’est pour que des glandeur·euses profitent des bénéfices de votre boulot ! Peut-être que vous avez posé des conditions pour vous impliquer dans un groupe de travail, en demandant des garanties sur le fait que tout le monde en donnera bien autant que vous. Il se pourrait même que vous vous soyez méfié a priori de certains, qui vous semblaient avoir plus volontiers le profil de parasite du collectif…

Des variables sociodémographiques, dont l’âge. Mais pas que…

Y a-t-il vraiment des profils plus prompts que d’autres à verser dans la « paresse sociale » ? Plus précisément, les jeunes ont-ils davantage tendance à la paresse et tentation à se reposer sur les autres ?

Pour répondre à cette question, il faut s’intéresser aux variables qui jouent sur la propension à être plus ou moins « socialement paresseux ». Dès 1985, Latané (l’inventeur du concept) et ses collègues Gabrenya et Wang mènent des travaux sur un périmètre international pour déterminer le poids des cultures dans l’effet de « paresse sociale ». Ils ne vont pas vraiment trouver de variations sensibles d’une région géographique à l’autre. En revanche, ils vont constater partout une plus forte propension des hommes à se la couler douce quand d’autres bossent, tandis que les femmes persistent davantage dans leurs efforts individuels quand elles s’inscrivent dans un collectif. Ces conclusions sur le genre de la paresse sociale seront confirmées 15 ans plus tard par les recherches de Nahoki Kugihara qui établit que les hommes sont 40% plus nombreux que les femmes à réduire leur niveau de performance quand ils travaillent en collectif.

Mais à quoi cela tient-il puisqu’il n’y a pas de gène sexo-différencié du parasitisme social ? Selon l’étude Social Loafing & Culture : Does Gender Matter ?, la cause de la plus forte propension masculine à la « paresse sociale » est d’ordre tout à fait culturel : les hommes étant fortement sociabilisés et valorisés dans la compétition, ils manifestent une préférence pour les organisations qui permettent d’attribuer les efforts et mérites aux individus plutôt que pour celles qui mesurent principalement la performance collective. En d’autres termes, ils sont plus attachés à retracer la responsabilité individuelle des résultats obtenus et se sentent plus à l’aise quand ils disposent d’un rôle social associé à un système de validation des efforts.

Cette notion de rôle social est fondamentale pour comprendre les causes de la « paresse sociale » et répondre à la question sur un éventuel « effet d’âge ». En effet, plus une personne est investie d’un rôle social impliquant des responsabilités sur le fonctionnement du collectif et le bien-être des autres, moins elle est sujette à la « paresse sociale ». Inversement, plus une personne occupe un rôle social qui lui permet d’une part de s’absoudre de participation au collectif et d’autre part de bénéficier de la prise en charge de ses propres besoins par celui-ci, plus elle a tendance à contenir ses efforts dans un groupe. Ce qui signifie que les enfants, par exemple, qui bénéficient du confort et de la sécurité prodigués par la famille sans avoir de grandes responsabilités dans le fait de faire tourner le foyer, sont a priori moins volontaires pour participer aux tâches utiles à tout le monde… Sauf à y être forcés et à apprendre à donner d’eux-mêmes y compris sans recevoir d’argent de poche en contrepartie ! Mais normalement, l’éducation aidant, chaque jeune adulte arrivant sur le marché du travail aura été plus ou moins habitué à faire des efforts partagés.

Reste l’effet générationnel à éclaircir. Puisque l’on n’a pas été éduqué de la même façon selon que l’on est né dans les années 1960, 1980 ou 2000, il est possible que l’on n’entretienne pas le même rapport à la participation à l’effort collectif. Si l’on en croit les écrits qui traitent, avec plus ou moins de rigueur scientifique, des caractéristiques des « nouvelles générations », l’individualisme serait un marqueur fort chez les jeunes d’aujourd’hui. On pourrait hâtivement en conclure qu’ils seront plus susceptibles de se désintéresser du collectif et de ne pas montrer de grande motivation pour y dépenser de l’énergie. Mais la réalité est plus ambivalente que cela, car les « nouvelles générations » sont les plus conscientes du caractère écosystémique de l’action humaine et de l’importance de remettre le bien commun au centre des efforts, notamment en matière de préservation de l’environnement. Sauf qu’en même temps que les nouvelles générations sont convaincues par la nécessité de l’agir ensemble, elles sont parfois si découragées que ses membres peuvent en apparaître démotivés.

Comment engager les individus dans un collectif ?

Tout l’enjeu de la lutte contre la « paresse sociale » est précisément là : maintenir la motivation des individus, jeunes ou moins jeunes, dans le travail collectif.

Pour certain·es, la solution toute trouvée consiste à injecter de l’esprit de compétition dans la coopération. On appelle cela la coopétition. Concrètement, chaque individu d’un collectif donné est à la fois évalué sur ses performances individuelles et sur la performance du groupe de référence auquel il appartient. Cette solution qui réalise un « en même temps » satisfaisant sur le papier a cependant ses limites : aussi longtemps que nous évoluerons tou·tes dans des cultures majoritairement compétitives, il y a le risque de renforcer la « paresse sociale » plutôt que de la faire reculer. Les individus les plus performants ou les mieux positionnés dans le rapport compétitif vont être en effet tentés de sécuriser la valorisation de leur propre travail avant de commencer à investir le collectif. A l’arrivée, celui-ci pourrait être quasiment délaissé, considéré au mieux comme une « cerise sur le gâteau », au pire comme un empêchement à la valorisation des mérites.

Alors pourquoi pas ne valoriser que le travail collectif ? En ce cas, la question du pilotage des efforts et de la détection des éventuels « passagers clandestins » peut inquiéter le management. On craint qu’en l’absence d’attribution des efforts aux individus, certain·es se reposent complètement sur le groupe pour ne plus rien faire et que cette attitude se répande comme un virus chez l’ensemble des membres du collectif, jusqu’à ce que celui-ci, dans son ensemble, ne fasse plus rien. Cette vision d’horreur (pour les managers) fait néanmoins fi de toutes les fonctions latentes du travail : nous ne travaillons pas que pour la reconnaissance et la rémunération, mais aussi pour tisser des liens sociaux, pour développer des compétences, pour construire de l’identité sociale… Or, la plupart des fonctions latentes du travail trouvent avant tout à s’épanouir dans le collectif.

En réalité, la question n’est pas de savoir s’il faut tendre vers plus de coopération (la réponse est oui, notamment face aux défis actuels qui appellent des réponses communes) mais comment faire pour que tou·tes prennent leur dans le travail collectif. Il est pour commencer indispensable que chacun·e soit investi·e de rôles et responsabilités et soit en pleine conscience de sa place dans la chaîne de valeur : sans son apport, le collectif ne PEUT pas avancer. S’appuyer sur les complémentarités des un·es et des autres est une bonne façon d’écrire cette chaîne de valeur, sous réserve de gérer les éventuelles frustrations de celles et ceux qui pourraient se considérer comme essentialisé·es à travers l’assignation de leur profil à des compétences. Ce qui signifie que pour un·e manager, le pilotage de la performance collective induit un gros travail de détection des signaux de démotivation et de réajustement des modalités de fonctionnement collectif aux besoins des individus. C’est tout particulièrement important en matière de montées en compétence : la personne qui a acquis des savoirs et savoir-faire à travers l’expérience du travail collectif peut vouloir changer de position dans la chaîne de valeur. Pour finir, il est indispensable de célébrer le travail, pas seulement en saluant les résultats mais aussi en valorisant les méthodes, les façons de fonctionner ensemble, les bonnes pratiques et les comportements positifs qui profitent à l’ensemble de l’équipe.

Marie Donzel, pour le webmagazine Octave

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