Le stoïcisme, une philosophie par temps de crise : maîtriser nos désirs

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Le stoïcisme, une philosophie par temps de crise : maîtriser nos désirs


Article initialement publié sur le site La Tribune – 17 juin 2020 – écrit par Flora Bernard

Le stoïcisme, une philosophie par temps de crise : maîtriser nos désirs

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« Le Monde d’Après », voilà le grand sujet des dernières semaines. Un monde où les choses ne seraient plus comme avant, où tout irait mieux. La crise, c’est l’occasion de tout changer : la double étymologie latine et grecque nous indique bien qu’il y a dans la crisis un moment de sursaut puisque c’est le moment paroxystique d’une maladie et dans krisis un moment de décision, où tout se joue.

De nombreux gouvernements ont initié des plans de relance massifs de leurs économies sinistrées et devront choisir où investir leur argent. Il se peut donc que certains Etats prennent la décision, par exemple, d’investir dans une économie décarbonnée. Il faut espérer qu’il y aura des plans massifs d’investissement dans des systèmes de santé plus équilibrés et plus équitables.

Voilà pour certains des changements qui pourraient avoir lieu au niveau des Etats. Mais le tout peut-il changer sans transformation au niveau des parties ? Si la loi peut certes donner une nouvelle orientation, peut-elle aboutir sans que chacun d’entre nous ne change son propre regard ? C’est ce changement de regard auquel nous invite la philosophie stoïcienne.

« Bien des choses sont superflues : nous ne le comprenons qu’au moment où nous en sommes privés », écrivait Sénèque à son ami Lucilius. « Nous en usions parce que nous les avions et non parce qu’elles étaient nécessaires. Que d’objets nous achetons parce que d’autres les ont achetés, parce qu’on les voit chez tout le monde ou presque ! L’une des causes de nos malheurs est que nous vivons en prenant exemple sur autrui : nous ne nous réglons pas sur la raison, mais nous laissons détourner par les usages. [1]»

Privés de consommation pendant 55 jours (pas totalement, il est vrai, puisque la consommation par internet s’est poursuivie), nous avons été testés sur quelque chose qui est au cœur du mode de vie mondialisé d’aujourd’hui : le consumérisme. Le confinement est probablement ce qui pouvait arriver de pire à notre société de consommation – non pas tant parce que nous avons cessé de consommer pendant quelques semaines, mais parce que nous pourrions nous rendre compte que nous avons besoin de moins que ce que nous pensions.

Nous savons que nos modes de consommation et nos manières de vivre ne sont pas durables, tant sur le plan écologique que social. Mais nous avons le plus grand mal à changer nos habitudes. Maintenant que la plupart des pays sont sortis de confinement, de deux choses l’une : soit nous avons apprécié cette frugalité imposée et avons appris à faire reposer notre sentiment d’existence sur autre chose, soit consommer (au-delà de nos besoins) nous a tellement manqué que nous sautons sur les magasins dès la première ouverture.

Porter notre attention sur le présent

 

Ce dont il est question ici, c’est de la maîtrise de nos désirs. Nous avons vu que pour les stoïciens, trois choses sont en notre pouvoir : nos jugements (enseignement n°1), nos actions (enseignement n°2) et nos désirs. La pandémie a été l’occasion, bien que forcée, de réfléchir à nos véritables désirs, d’en questionner le fondement et de nous détacher de certains d’entre eux. Rappelons-nous que donner notre assentiment (ou non) à nos représentations est la première des choses en notre pouvoir : le désir comme l’aversion et l’impulsion à agir dépendent de cet accord donné à nos représentations.

L’empereur Marc Aurèle, dans ses Pensées, insistait sur la prise de conscience de ces représentations et de nos désirs au moment où ils se présentent à nous. L’une des techniques stoïciennes – reprises par les thérapies cognitives et comportementales – consistait à remplacer son discours intérieur spontané (j’ai très envie de…) par une question (es-tu vraiment sûr de vouloir ceci…?). C’est ce que pourrait nous avoir enseigné cette période de confinement : ne pouvant nous projeter dans le futur, nous avons davantage porté notre attention sur le présent et pris conscience de ce que vous faisions au moment même de le faire.

Appeler de nos vœux ce « Monde d’Après » consisterait peut-être à prendre ses distances avec la dimension consumériste de nos désirs, et prendre conscience du conformisme qu’évoque Sénèque. Le psychiatre et logothérapeute Viktor Frankl (1905-1997) déclarait que la vrose noogène – névrose résultant d’un manque profond de sens dans notre vie  – résultait en partie du conformisme auquel nous pousse nos sociétés, inspirant à chaque individu le désir d’imiter les comportements majoritaires. La question stoïcienne, reprise par Frankl, pourrait être : à quels désirs sommes-nous prêts à renoncer pour exister autrement ?

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[1] Sénèque, Lettres à Lucilius, ed. Pocket, 1990, trad. Pierre Miscevic

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Flora Bernard est co-fondatrice de l’agence de philosophie Thaé, qui accompagne les organisations à redonner du sens à qui elles sont et ce qu’elles font. Elle est l’auteure de « Manager avec les Philosophes », (éd. Dunod, 2016). Avec son associée Marion Genaivre, elles ont publié en 2020, « Un Mois, Un Mot », recueil de textes philosophiques sur douze concepts du monde du travail, disponible sur www.thae.fr


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