Et si la notion de « génération » nous empêchait de penser raisonnablement l’avenir ?

Octave A la Une, Webmagazine Octave

Et si la notion de « génération » nous empêchait de penser raisonnablement l’avenir ?


Et si la notion de « génération » nous empêchait de penser raisonnablement l’avenir ?

 

On a pris l’habitude de parler de boomers, de génération X, de millenials, de Z, de Gen Alpha et même désormais de Gen Bêta. Nous concevons volontiers les « classes d’âge » comme des « classes sociales » différenciées qui ont des cultures différentes et parfois du mal à se comprendre et à travailler ensemble. Pour l’anthropologue Tim Ingold, cette incompréhension procèderait en large partie de l’idée même de « génération ». Nous avons lu son dernier essai, Le passé à venir (Seuil, 2025) qui propose une nouvelle approche du « bien commun » que représente le présent et de la préoccupation en partage qu’est l’avenir.

Ce que produit le découpage en « générations »

Notre vision des générations tend à se matérialiser dans l’image de l’arbre généalogique. Nous identifions ainsi une ligne haute et relativement uniforme sur laquelle toute la « fratrie » des individus appartenant à une époque donnée est inscrite. En dessous, il y a, toujours sur un axe horizontal, la ligne des « descendants ». Puis en dessous, la ligne des « descendants » de ces « descendants » etc.

Dans cet imaginaire de l’empilement, nous concevons chaque génération comme un groupe remplaçable par la génération suivante. Il y aurait comme une file d’attente dans laquelle chaque groupe attend de jouer son rôle. Le rôle de sagesse pour les vieux, le rôle de fraîcheur pour les jeunes… et au milieu, le rôle de décideur !

La « Génération Maintenant »

Pour Tim Ingold, le rôle de décideur appartient à la « Génération Maintenant ». Elle se compose de la population réputée en âge d’agir. Les plus jeunes ne sont supposément pas prêts, ils doivent attendre leur tour. Les plus vieux ont « fait leur temps », ils sont priés de se retirer et de laisser la place à ceux dont c’est le tour.

Il ne faut donc pas s’étonner que l’on reproche aujourd’hui à ce qu’on appelle la « génération X » de mêmes travers que ceux que l’on a attribué aux « boomers » : la réticence à partager le pouvoir, l’usage d’arguments d’autorité, l’attachement à ses privilèges… Ce n’est pas parce qu’ils sont « X », c’est parce qu’ils sont « maintenant » aux manettes !

Il n’est pas étonnant non plus que l’on parle de moins en moins des « X », ils sont justes en train de décliner face aux « Y » dont c’est en train de devenir le moment d’être la « Génération Maintenant ». En attendant qu’ils se fassent chasser du présent qui compte par les suivants…

 

L’avenir, apanage de la « Génération maintenant »

Que fait la « Génération maintenant » quand son temps est venu d’agir ? Tim Ingold nous dit qu’elle se préoccupe principalement de l’avenir. C’est elle qui engage les investissements, qui structure les organisations, qui arbitre les priorités, qui lance des projets. Elle fait cela depuis son point de vue, en fonction de ce qu’elle considère comme des savoirs légitimes et des futurs désirables. Ainsi, il est assez cohérent qu’une génération comme lesdits « Y » mise énormément sur l’innovation technologique car elle a été fortement socialisée dans l’idée du progrès, et surtout d’un progrès étroitement lié à un imaginaire de la simplification de la vie humaine grâce à la prise en charge de certaines tâches par la machine. C’est quasiment de l’ordre de la pensée magique, nous dit l’anthropologue, mais c’est surtout un point de vue situé dont rien n’indique qu’il correspond au sens de l’histoire et moins encore au sens de la vie.

Le plus problématique, ajoute Tim Ingold, c’est que les visions de l’avenir ne durent que le temps du règne de chaque « Génération Maintenant » qui les portent. Ainsi, selon lui, nous serions assis sur un tas de « projets d’avenir » voulus par les « Générations Maintenant » successives qui tels des « éléphants blancs » laissent plus de dettes que de bénéfices au présent.

 

Que de « problèmes à résoudre » !

La principale dette de la succession de « projets d’avenir », c’est évidemment la fragilisation de la nature qui atteint aujourd’hui un niveau plus qu’inquiétant. Depuis deux siècles, la « Génération Maintenant » tend à voir la nature et ses manifestations comme des « problèmes à résoudre » rappelle le professeur d’anthropologie sociale. Il a fallu la domestiquer et en puiser les ressources autrefois et ce n’était pas toujours si simple parce que la nature ne se laisse pas faire comme ça. Il faut désormais « trouver des solutions » pour l’économiser, en optimiser l’usage voire la remplacer.

Rien n’a vraiment changé, au fond, entre le moment où l’on pensait les ressources de la nature inépuisables et celui où nous entendons « gérer » la ressource de façon « soutenable » : nous demeurons dans la volonté de « faire l’avenir » en résolvant les problèmes qui pourraient nous freiner dans cette ambition.

 

La fin des « descendants »

Pour vraiment changer, il nous faudrait donc renoncer non pas à l’avenir mais au pouvoir de la « Génération Maintenant » d’en écrire la feuille de route isolément, comme si rien n’avait vraiment été « innovant » avant elle. Cela commence par faire disparaître la « Génération Maintenant » en pensant la continuité plutôt que le remplacement.

Oublions la métaphore généalogique des lignes verticales qui se superposent ! Optons plutôt pour l’image de la corde qui se tisse, propose Ingold. Nos vies ne s’inscrivent pas dans des cases. Au contraire, elles s’enroulent autour d’autres vies. Ainsi, pour imaginer les générations, il faut voir la vie d’un enfant comme une mèche qui vient se tresser avec celle de ses parents, qui s’est elle-même tressée avec celle de leurs aînés etc. Nous ne sommes pas des « descendants », moins encore des « héritiers » mais des « continuants », intrinsèquement liés à ceux qui nous ont précédé dans le tissage de la corde.

 

Pour un « maintenant » commun

Dans cette vision de la relation intergénérationnelle comme d’une corde tissée de vies multiples, le passé est donc bien notre affaire. Nous en faisons partie même si nous sommes arrivés après lui. De la même façon, l’avenir est l’affaire de nos ancêtres.

Nous serions mal avisés de renoncer à la transmission de leurs savoirs et de leur imaginaire. Pas très malins non plus en ne concevant le passé que comme une ressource dans laquelle puiser ce qui nous intéresse en délaissant ce qui nous parait inutile ou encombrant car c’est la corde qui nous retient que nous fragiliserions. Il ne s’agit pas non plus de végéter dans des perceptions conservatrices du monde parce que nous sacraliserions l’œuvre des ancêtres, ce qui reviendrait à la momifier.

Il est question de faire vivre un « maintenant » commun, a minima en considérant les besoins de tous les âges qui cohabitent dans une même époque. Et si nous voulons parler d’avenir, en œuvrant à la préservation du lien entre les enfants de demain et ceux d’avant-hier. Car ce qu’ont toujours en commun les jeunes et les moins jeunes de tout temps, c’est l’avenir. Il ne saurait donc être remis entre les mains seulement de quelques-uns.

 

Marie Donzel, pour le webmagazine Octave

Share this Post