Quelles soft skills pour bien travailler avec l’intelligence artificielle ?
Quelles soft skills pour bien travailler avec l’intelligence artificielle ?
La question des effets du déploiement de l’intelligence artificielle sur l’emploi préoccupe beaucoup. A raison : le FMI estime que 60% des emplois dans les économies avancées sont d’une façon ou d’une autre menacés. L’intelligence artificielle (IA) va-t-elle remplacer nos emplois ou les transformer ? Et si elle doit les transformer, de quelle façon cela va-t-il se faire ? Quelles compétences devrons-nous développer pour bien travailler avec l’intelligence artificielle ? La rédaction du webmagazine Octave fait le point.
La fin du modèle de « destruction créatrice » ?
Longtemps on a pu répondre à la question « la technologie supprime-t-elle des emplois ? » en invoquant le modèle schumpetérien de « destruction créatrice ». Pour rappel, l’économiste Joseph Schumpeter a établi une grille de lecture des impacts de l’innovation qui permet (entre autres) de modéliser le ratio entre destruction et création d’emplois imputables au remplacement d’une activité majoritairement réalisée par l’humain par une activité largement exécutée par la machine. Pour prendre un exemple : quand le tri du courrier qui se faisait à la main est réalisé par des robots, la majorité des postes d’agents de tri disparaissent, mais de nouveaux métiers plus qualifiés, toujours en lien avec le tri apparaissent : ingénieurs, techniciens roboticiens, opérateur de traitement etc. La vision schumpétérienne est fortement imprégnée d’optimisme progressiste, une forme d’idéologie consistant à considérer que la machine libère l’humain des tâches les plus ingrates, les plus pénibles et les moins épanouissantes pour lui permettre de réserver ses efforts à du travail où sa valeur ajoutée est plus forte.
Le modèle de Schumpeter est cependant critiqué depuis toujours pour deux raisons. La première, c’est celle du mythe de l’interchangeabilité des individus au prix de leur montée en compétence : en effet, la suppression des emplois les moins qualifiés peut « laisser sur le carreau » une partie de la population active qui pour diverses raisons (âge, socle de compétences, culture, hyperspécialisation…) ne sera pas en mesure de se « reporter » sur les nouveaux emplois créés. La seconde : le temps de la destruction et celui de la création sont asynchrones. Avant que la société soit en mesure de mettre à niveau l’ensemble de la population concernée par un remplacement de l’homme par la machine, il y a un effet temporaire de destruction nette que d’aucuns vont jusquà qualifier de « destruction destructrice » car, comme Mary Parker Follett l’a identifié, les personnes privées d’emploi risquent de perdre en compétences (professionnelles et sociales) du fait même de leur éloignement du travail (considéré comme espace d’apprentissage et de perfectionnement).
Des évolutions technologiques trop rapides pour notre évolution biologique
C’est d’ailleurs sur cette deuxième dimension de la critique que le modèle schumpétérien est fortement contesté dans la période actuelle qui voit les nouvelles technologies infuser les métiers à une vitesse inédite. Une vitesse telle que la capacité d’adaptation des humains est dépassée, y compris pour les profils les plus qualifiés, les tempéraments les plus agiles, les geeks les plus accomplis.
Un exemple : vous vous demandez peut-être pourquoi beaucoup d’entre nous continuent à oublier d’enclencher leur micro pour parler pendant une visio alors même que cela fait déjà plus de 4 ans que nous utilisons les outils de réunion à distance quotidiennement ? C’est juste que du point de vue de l’évolution, notre cerveau a besoin de plus de temps que ça pour intégrer comme un réflexe une nouvelle gestuelle d’interaction avec les autres. Il faudra sans doute attendre une génération entière pour que nous allumions et éteignions nos micros en visio sans avoir à y penser.
Travailler « pour » l’intelligence artificielle ?
Il ne serait pas étonnant que dans ce contexte d’arythmie entre les évolutions technologiques et notre évolution biologique, vous ayez parfois le sentiment qu’au lieu de vous faciliter la vie, l’innovation vous impose de nouvelles contraintes voire vous oblige à vous soumettre à elle. On trouvera plein d’exemples de « technologies contrariantes » qui en même temps qu’elles nous rendent des services nous apportent de nouvelles préoccupations, suscitent des inquiétudes voire nous mettent en sérieuse difficulté : le smartphone (panique quand la batterie est sur le point de lâcher ou quand il n’y a « pas de réseau ») ou les services administratifs en ligne (on pourrait parler à quelqu’un pour son cas très particulier, s’il vous plait ?) en sont des exemples typiques.
Plus généralement, la technologie nous demande de modifier nos usages, nos pratiques, nos comportements pour lui permettre de « bien » fonctionner. La linguiste Laelia Veron a même identifié que l’intelligence artificielle nous demandait d’adapter notre façon de parler pour nous faire comprendre d’elle (Si, si, observez comment vous articulez et quels mots vous choisissez quand vous vous adressez à un « agent conversationnel »). De là à dire que parfois, c’est nous qui lui facilitons la « vie » plutôt que le contraire, il n’y a qu’un pas !
Aussi, la question ne serait plus « Est-ce que l’IA va demain travailler à ma place ? » mais « Est-ce que je vais travailler pour faciliter le boulot à l’IA ? ». Vertigineux et potentiellement vexant pour l’espèce Sapiens qui s’est jusqu’ici distinguée par sa capacité à mettre son environnement à son service et non l’inverse !
Travailler AVEC l’intelligence artificielle
Si nous ne voulons pas travailler pour l’intelligence artificielle, il va donc nous falloir travailler intelligemment avec elle.
Pour cela, il nous faut d’abord comprendre comment elle fonctionne… Elle fonctionne grâce à la puissance informatique, c’est une chose, mais aussi grâce à des algorithmes. Souvenons-nous que les algorithmes sont créés par des humains, qui ont leurs biais. Ce sont ces biais que l’on va trouver amplifiés quand l’UNESCO constate que 20% des contenus d’IA générative produits par les trois principaux agents conversationnels du marché se révèlent sexistes. Pour limiter les risques de biais dans l’écriture des algorithmes, il n’y a pas 36 solutions : il faut des équipes diversifiés et conscientisés sur les risques de biais. La première salve de compétences utiles pour bien travailler avec l’IA couvre donc le spectre de l’inclusion, de la coopération, de la curiosité et de la tolérance aux idées différentes.
Ensuite, l’IA fonctionne avec un grand nombre de données. Son boulot, c’est de les sélectionner, les trier, les assembler. Mais si l’on veut qu’elle le fasse de façon efficace et qu’elle donne des résultats au plus près de la vérité, encore faut-il savoir lui passer commande avec pertinence. Si par exemple on fait une demande à une IA générative, elle va nous proposer ultra rapidement un contenu apparemment correct qui imitera le résultat d’une pensée humaine. Si ça nous bluffe, c’est que l’IA a passé le Test de Turing ! Mais ça ne veut pas dire qu’elle pense, qu’elle approfondit, qu’elle nuance, qu’elle doute, qu’elle critique. Elle peut juste en avoir toutes les apparences ! Et alors, gare au risque de la croire vraiment intelligente (au sens de « smart ») et de s’incliner devant elle, alors même qu’elle peut être passée à côté d’une partie d’un sujet, faire abstraction des angles morts et qu’elle n’a la capacité de corriger ses erreurs que si on les lui signale et qu’on l’entraîne à ne pas les reproduire. Autrement dit, pour bien travailler avec l’IA, il nous faut plus que jamais de l’esprit critique, de la capacité à penser outside of the box, à prendre en considération la diversité des points de vue et à faire preuve de créativité.
Car enfin l’IA nous met plus que jamais au défi d’être créatifs. Ce n’est pas une mince affaire quand par ailleurs, elle peut nous décourager de l’être quand par exemple, elle se révèle capable de produire un « nouveau Rembrandt », de délivrer un roman, de composer de la musique etc. Sans parler du fait qu’elle se propose au quotidien d’écrire « à notre place », de réaliser des visuels « pour nous », de nous suggérer des idées… Sauf qu’elle n’imagine rien. Elle ne fait que traiter les données issues des contenus eux-mêmes issus de notre créativité. Si nous voulons préserver une capacité d’imagination et d’invention nécessaire à notre bonheur autant qu’utile à la résolution des problèmes complexes que le réel nous présente, il nous faut donc continuer à développer et entraîner nos propres capacités d’observation, de synthèse, notre goût de nous inspirer, notre audace d’essayer…
Marie Donzel, pour le webmagazine Octave
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