Que disent les mots de l’âge ? Petite exploration de la grammaire de « l’intergénérationnel »

Octave Générations, Webmagazine Octave

Que disent les mots de l’âge ? Petite exploration de la grammaire de « l’intergénérationnel »


Que disent les mots de l’âge ? Petite exploration de la grammaire de « l’intergénérationnel »

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Junior, senior, boomer, X, Y, millenial, silver, jeunisme, âgisme, middle-age… Toute une novlangue est apparue au cours des dernières années pour parler de « l’intergénérationnel ». Beaucoup d’anglicismes, un certain nombre de néologismes, un petit lot de noms de codes… Et beaucoup d’euphémismes ? Si oui, qu’est-ce qui se cache que l’on ne saurait vouloir regarder en face derrière cette prudence sémantique quand on évoque l’âge ? La rédaction du webmagazine a enquêté.

Je vous parle d’un temps où la jeunesse n’existait pas…

Jadis, on était adulte en devenir… Ou adulte en fin de parcours

Pour commencer, ouvrons les livres d’histoire… Et découvrons que les jeunes sont quasiment né·e·s de la dernière pluie ! C’est l’historien Philippe Ariès qui popularise le premier cette idée que les « âges de la vie » constituent une construction récente. Avec d’abord la « découverte » de l’enfance, comme n’étant pas seulement le temps de l’humain en devenir. C’est à la toute fin du XVIIIè siècle qu’ « être enfant » devient une condition. La période de la vie où l’on grandit est dès lors considérée comme un temps à part, plus ou moins sanctuarisé (notamment par le droit qui va interdire le travail en dessous d’un certain âge) et l’individu qui la traverse n’est plus un « petit d’humain », mais bien un enfant qui a une vie d’enfant et une relation avec « l’autre » classe d’âge que sont les adultes. Car alors, oui, on ne fait de différences qu’entre les enfants et les adultes, à la nuance du traitement réservé aux « vieux », regardés comme des patriarches.

La naissance de l’adolescence

La notion d’adolescence s’installe avec le développement de la psychologie pour désigner la période de la vie où l’on est pubère mais pas encore adulte. Mais elle a été précédemment amenée de façon juridique par la condition des filles : il a fallu dès le Moyen-Âge instaurer une forme de « contraception sociale » selon les mots de l’historien Patrice Huerre qui s’intéresse aux normes régulant l’âge du mariage. Ce n’est pas parce que physiologiquement, on n’est plus tout à fait un·e enfant que l’on peut avoir une vie d’adulte !

Voilà qui est protecteur, mais aussi emprisonnant pour les grand·e·s adolescent·e·s qui s’impatientent de plus en plus dans les années précédant une majorité fixée à 25 ans jusqu’en 1792 et 21 ans jusqu’en 1975.

Et 1968 inventa la jeunesse !

Ça gronde justement à la fin des années 1960, dans les rangs des garçons et filles né·e·s du baby-boom et ayant poussé dans les Glorieuses, qui aspirent à prendre la parole au repas du soir sans demander l’autorisation à papa, à l’université sans excès de déférence vis-à-vis du professeur, sur la scène politique où ils/elles entendent être pris·e·s au sérieux, au travail où l’on n’est pas là pour se faire engueuler !

Les « jeunes gens » réclament d’être reconnu·e·s comme des adultes, sans pour autant avoir la vie de leurs « vieux ». Pas question de quitter l’adolescence pour aller illico fonder famille et bâtir maison ni s’accabler de responsabilités quand on a furieusement envie de « vivre sa jeunesse ». Et voici comment les boomers inventent la jeunesse autour de l’an 1968 : la jeunesse comme une période de la vie où l’on jouit d’autonomie et de droit à l’insouciance, où l’on exerce sa liberté, où l’on a du temps pour la fête et le débat d’idées, où l’on exerce le droit d’essayer avant d’adopter (un travail comme un·e conjoint·e), de changer d’avis ou de vie avant de plus tard, peut-être, se ranger.

L’invention des seniors… Des juniors et des silvers

Quand vieillir devient de mauvais goût

Depuis que les jeunes existent, ce n’est pas cool de vieillir ! En tout premier lieu pour la génération qui a inventé la jeunesse,  en contrepoint de la sinistre vieillesse : les « boomers ». Ils/elles ne vont quand même pas se faire piquer cette géniale idée de jeunesse par des gamins de 20 ans (ou 30, ou 40…) qui débarquent à la va-comme-je-te-pousse et les pousseraient bien, justement, à se mettre en retrait(e). Non mais oh ! On n’est pas des vieux, on est des… Seniors ! Mais pas comme en latin où le terme désigne le vieillard (voire le subclaquant), non on est des séniors comme dans le sport où l’on nomme ainsi les athlètes de plus de 20 ans pendant toute leur carrière avant qu’ils ne choisissent de devenir « vétérans » ; comme dans le monde du travail anglo-saxon où ce n’est pas l’âge qu’on indique par cet adjectif mais l’expérience, la position dans l’organisation voire la valeur du travailleur permettant qu’à ceux qui le méritent le titre soit donné dès la quatrième année d’exercice…

Le senior se distingue ainsi de la « personne âgée » : il est au stade de la maturité, sans avoir nécessairement perdu de sa fraîcheur, sans n’avoir rien (ou si peu) cédé sur le plan de la jeunesse. Une affaire séduisante : pour les jeunes qui ont la perspective de se détacher de leur âge pour accéder aux bénéfices de la reconnaissance liée à l’expérience ; pour les moins jeunes qui peuvent conserver les bénéfices de l’idée de la jeunesse tout en capitalisant sur ce que le temps leur a appris et le confort auquel il a généralement permis d’accéder.

Le junior, ce potentiel senior formidable ; le silver, ce challenger de l’âge

Du coup, plus personne ne veut être « trop » jeune (c’est-à-dire réputé blanc-bec) ni « trop » vieux (c’est-à-dire vu comme hors-course). Mais la sémantique sait flatter tout le monde : le junior, cet intermédiaire entre le cadet (bon petit dernier) et le senior (déjà aîné) prend sa place dans le paysage des âges. La désignation respire le potentiel, la promesse d’une belle et durable seniorité en devenir, tout un avenir devant soi pour faire ses preuves.

A l’autre bout du spectre, les moins jeunes ne vont pas se laisser enfermer dans la case des croulant·e·s ! Ils/elles sont retraités (ou sur le point de l’être), mais ont plutôt la forme, une foule de projets et s’ils trouvent plaisant d’être en position de transmettre, ils/elles ne se voient pas en sages patient·e·s qui regardent le monde changer sans y participer. Voici les « Silver », belle tignasse grise au vent et attitude de grands-parents cools, ils/elles ne parlent des effets de l’âge dans les pubs qu’en faisant des sourires à pattes d’oie (s’il est question de crèmes de beauté), du vélo (s’il s’agit de « problèmes urinaires »), de la voile (quand on parle de prothèses auditives) ou des barbecues (s’il faut leur rappeler que les gestes barrières sont indispensables pour se protéger tant que faire se peut du CoVid-19) etc.

L’intergénérationnel : plus de jeunes ni de vieux, rien que des générations ?

Cohabitations…

Une notion ombrelle traite de tous ces sujets en rapport avec les perceptions de l’âge et les conditions sociales qui vont avec chaque temps de la vie : l’intergénérationnel. Le mot apparait dans la littérature sociologique dès les années 1970, essentiellement pour aborder la question du renouvellement des modes relationnels entre enfants, parents et grands-parents dans le cadre d’une profonde mutation des formes de la famille.

Comme on l’a vu plus haut, les enfants ont désormais voix au chapitre, les jeunes envisagent volontiers de vivre en adultes chez papa-maman, a minima le temps de finir leurs études voire dans les premiers temps de vie professionnelle, les parents ne s’obligent pas à former un couple conjugal ad vitam aeternam et s’offrent une « seconde jeunesse » quand les enfants ont suffisamment grandi pour qu’ils s’autorisent, si cela se présente, à « refaire leur vie » ; ce qui n’est guère compatible avec le fait d’avoir papy et mamie sous leur toit, et d’ailleurs ceux-là veulent bien « prendre les petits » de temps en temps mais sont de moins en moins partants pour faire la garderie au quotidien, ils et elles ont envie eux aussi de leur autonomie, de faire des projets, bref de vivre leur vie. Puisque que chacun sait ce qu’il veut, ça devrait être simple…

… Et conflictualités

…Sauf que chaque classe d’âge est parallèlement traversée par la façon dont elle a été socialisée : les aîné·e·s, par exemple, même s’ils n’entendent plus faire fauteuil-charentaises au coin du feu, ont du mal à renoncer à l’autorité que, dans leur schéma natif, confère le fait d’être arrivé à un stade avancé de l’existence ; les jeunes adultes, habitué·e·s dans l’enfance à ne pas se mêler des histoires d’argent des grands, veulent leur autonomie mais sans s’inquiéter trop de savoir comment se remplit le frigo ; les « nouveaux » parents aspirent à des relations moins verticales et plus démocratiques avec leurs enfant,s m’enfin, à l’arrivée, c’est quand même eux qui décident ! Reflets des tensions internes des individus de chaque classe d’âge, des tensions entre classes d’âge se font jour. L’intergénérationnel nait de la nécessité de penser ces frottements et dynamiques qui font parfois penser à une « lutte des âges ».

Effet d’âge/effet de génération

Lutte des âges Ou bien conflit des générations, comme le chantait plaisamment Brel en 1967. Très vite, la sociologie distingue les deux notions :

  • L’effet d’âge, précise Louis Chauvel dans Le destin des générations, recouvre tout ce qui correspond à un certain âge de la vie, quelle que soit la génération à laquelle on appartient. Par exemple, c’est un « effet d’âge » de trouver son premier emploi entre 18 et 25 ans ou d’avoir son premier enfant entre 20 et 30 ans, que l’on soit né·e en 1930, en 1950 ou en 1970.
  • L’effet de génération, c’est le fait qu’une cohorte née dans une même période historique ait un même vécu, des références communes, des modes de lecture du monde en partage, des postures typiques. Exemple classique : la cohorte française née dans les années 1970 se souvient d’avoir mangé des Raiders et bu du Tang en écoutant sur son walkman à piles « Elle a fait un bébé toute seule » et « Miss Maggie » tandis que celle née dans les années 2000 n’a jamais écouté de musique sur un support matérialisé et n’écoute qu’exceptionnellement un album en entier. A chacun·e sa génération !

Pourquoi tant de « why » (Y) ? Ca fait hic (X) !

La notion d’intergénérationnel et sa pensée théorique prennent place dans le monde de l’entreprise à partir des années 2000, quand arrive sur le marché du travail les « Y », cette génération « why » qui pose des questions à tout bout de champ et dit-on, ne se met pas au boulot tant qu’elle n’a pas eu de réponses. On l’oppose d’abord aux Boomers et on intercale ensuite les X, comme la donnée manquante – l’inconnue ? – de l’équation.

La grammaire s’imprègne de logiciels calculatoires : qu’est-ce qu’il en coûte de refuser un job à un talent de la « nouvelle génération », quelle est la facture du management façon X, combien vont coûter les retraites des Boomers sachant que les Z font des études à rallonge et cumulent les stages avant de commencer à cotiser ?

Une grammaire hypocrite du déni des effets de l’âge ?  

Le jeunisme ou la promesse intenable de ne jamais vieillir

Senior, junior, boomer, X, Y, Z, boomer… Quand une novlangue apparait, c’est souvent qu’il y a quelque chose d’embarrassant à masquer derrière de nouveaux mots tout frais tout beaux.

Ici, ce serait quoi ? Pour commencer un persistant jeunisme qui infuse d’autant mieux nos mentalités qu’il ne dit pas son nom. Contrairement aux primes apparences, « jeunisme » ne signifie pas discrimination contre les jeunes, mais désigne l’ensemble des signaux socio-culturels indiquant une préférence pour la jeunesse. C’est, dans la société en général, tout ce qui relève de l’attribution de qualités désirables à la jeunesse : fraîcheur, dynamisme, beauté, sens des tendances, agilité… Et cela se traduit de diverses façons : préférence pour les jeunes dans certains métiers ou secteurs ; représentations dans l’imagerie publicitaire de tout ce qu’il faut rendre attractif par des figures de jeunesse (mais si vous savez, la mère de famille supposée avoir la quarantaine qui est jouée par une actrice de 25 ans et quelques !) ; valorisation de celles et ceux qui font « moins que leur âge » avec force sous-entendus moraux qui attribuent cette fraîche apparence « bien conservée » à une bonne hygiène de vie, une bonne estime de soi voire une forme de respect pour les autres ; incitation à être pro-actif pour ralentir, sinon le passage du temps, en tout cas l’apparition des traces qu’il laisse sur les corps et les esprits.

L’âgisme ou le constat qu’il ne fait pas bon être vieux

Mais alors y a-t-il un mot pour désigner les stéréotypes liés à l’appartenance à une classe d’âge et les discriminations associées ? Il y en a un, en effet, mais dont l’usage signe précisément la permanence du jeunisme : ce mot, c’est « âgisme » et on l’utilise quasi-exclusivement pour parler des discriminations liées au fait d’être… Vieux ! C’est d’ailleurs en ce sens qu’il a été forgé en 1969 par le gérontologue Robert Butler qui en donne la définition suivante : « profond désordre psychosocial caractérisé par des préjugés institutionnalisés, des stéréotypes et l’installation d’une distance ou d’un évitement vis-à-vis des seniors ». C’est bien compris et parfaitement observable, ne serait-ce dans les chiffres de l’emploi des actifs/actives de plus de 49 ans (qui sont pour 14% au chômage sur la tranche 49-55 ans ; 28% entre 56 et 60 ans et 69% entre 61 ans et la retraite).

Un impensé de la condition réelle des jeunes ?

Mais alors, ça voudrait de dire que les jeunes ne sont pas discriminé·e·s, puisqu’il n’y a pas de mot pour en parler ? Que nenni ! Eux aussi font l’objet de stéréotypes, positifs comme négatifs, qui portent à conséquence sur leur condition socio-économique : les 15-24 ans en activité sont pour près de 20% au chômage, et une même proportion des 19-29 ans est en précarité monétaire (pour ne pas dire pauvres). Avec cela, la jeunesse est « facteur aggravant » d’autres discriminations : les femmes jeunes, les jeunes racisé·e·s, les jeunes en situation de handicap voient drastiquement se réduire leurs chances d’accéder au marché du travail, puis celles de s’engager dans un parcours d’accès aux responsabilités. On a coutume de dire que ce qui ne se mesure pas (avec des chiffres) n’existe pas. Mais force est de constater que ce qui ne se nomme pas (avec des mots) ou se nomme mal résiste au changement, même quand les chiffres sont là…

Marie Donzel

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